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Viviane Rochas n’avait pas brandi la menace à la légère face à Debard. Elle avait effectivement pris contact avec l’Unafam et participait à des groupes de parole qui réunissaient des parents désemparés par la conduite délirante d’un proche, enfant ou conjoint. Chacun y évoquait ses problèmes et faisait part de son désarroi. Lors d’une réunion, le 15 septembre en fin d’après-midi, elle raconta en détail sa dernière entrevue avec le psychiatre. Les participants hochèrent la tête, approbateurs. Plus d’un avait une histoire comparable en réserve.
– Vous savez ce qu’on a osé me dire, à moi ? confia une femme au visage émacié et labouré de tics. Mon fils était au plus mal, vraiment. J’ai supplié qu’il reste hospitalisé. Eh bien non : « Vous nous le ramènerez quand il se sera vraiment enfoncé » ! Voilà. Qu’est-ce qu’ils voulaient de plus ? Il n’était pas déjà assez « enfoncé » comme ça ? Huit jours après, il est mort. Il était sorti dans la rue en pleine nuit et un camion l’a percuté.
– C’est toujours la même rengaine, ajouta un autre participant. « La demande doit émaner du patient » et pas de l’entourage ! Moi, ma fille a agressé une de ses amies à coups de couteau. Alors là, oui, on a accepté de la reprendre dans le service. On m’a expliqué que jusqu’alors « il n’y avait pas eu de passage à l’acte » et que « son état clinique ne permettait pas d’évaluer avec suffisamment de certitude la dangerosité éventuelle… ». Textuellement !
– Moi, c’est l’inverse, expliqua un sexagénaire engoncé dans un costume bien trop étroit pour sa corpulence. (Il ne cessait de s’éponger le front avec des Kleenex qu’il enfournait dans ses poches, une fois trempés de sueur.) Mon épouse a basculé il y a plus de quinze ans. Psychose maniaco-dépressive. « Bipolaire », comme on dit aujourd’hui. Du jour au lendemain. Je me suis toujours battu pour la garder à la maison, même dans les moments les plus difficiles. Elle est bien mieux auprès de moi qu’à l’hôpital. Nous avions un magasin, une maison de campagne, qu’il a bien fallu vendre… Je ne la quitte presque jamais. C’est ma vie entière que je lui consacre. C’est très très difficile, surtout dans ses phases d’excitation.
Autant de cas, autant d’anecdotes aussi pathétiques les unes que les autres. Viviane, accablée, trouvait malgré tout un réconfort à l’écoute de toutes ces détresses. Elle se sentait un peu moins seule. Maigre consolation. On échangeait des adresses e-mails, des numéros de téléphone, on promettait de s’entraider en cas de crise grave, plus grave encore.
En sortant de la réunion au siège de l’association, elle fila à un rendez-vous fixé avec son mari. Un bar du Quartier latin. C’était un peu pervers de la part de Maxime d’avoir choisi cet endroit pour la retrouver. C’est là qu’ils s’étaient connus au printemps 1985. Le coup de foudre, sitôt le premier regard échangé. Adrien était né dans l’année qui avait suivi.
Maxime attendait sa femme devant un bourbon, une cigarette aux lèvres. Ils ne s’étaient pas vus depuis plus d’un mois et, dès son entrée dans la salle, il remarqua au premier coup d’œil qu’elle avait encore grossi. Viviane vint s’asseoir face à lui, livide. Elle lui raconta la réunion, le dernier rendez-vous avec le psychiatre.
– Je t’assure que ça ne peut plus durer, il faut que tu m’aides, murmura-t-elle en refoulant ses sanglots.
Ils n’en étaient pas à leur premier échange de cette nature. Maxime leva les yeux au ciel, déjà à cran, mais s’efforça de garder son calme. Viviane aussi. Elle avait ravalé son humiliation d’avoir été délaissée pour une maîtresse bien plus jeune qu’elle. L’heure n’était plus à la rancœur, à la jalousie. Elle ne pensait qu’à son fils.
– Tu devrais venir le voir…
– Quand je viens, c’est pire, tu le sais bien !
Sur ce point, Maxime avait raison. Depuis son départ du domicile conjugal, Adrien profitait de ses rares visites pour donner libre cours à sa sauvagerie. Il provoquait ses parents par des remarques obscènes, évoquait avec cruauté les kilos emmagasinés par sa mère, questionnait Maxime à propos des performances érotiques de sa nouvelle compagne. Un cauchemar. Maxime avait failli craquer à plus d’une reprise quand son rejeton lui demandait si Élodie, sa maîtresse, était bonne en levrette… Un vrai miracle qu’il ne l’ait pas tabassé.
– Écoute, Viviane, tu as raison, au moins sur un point. Il faut en sortir. Je n’en peux plus de t’entendre pleurnicher au téléphone. D’une part, les psychiatres savent ce qu’ils font, c’est leur métier. Aussi surprenantes que puissent paraître certaines de leurs décisions, il faut les respecter. Ton histoire d’association, ça ne vaut pas un clou ; d’après ce que tu décris, c’est un peu comme les Alcooliques anonymes. On se retrouve tous ensemble pour se tenir chaud, mais la vraie bataille est individuelle. Tout seul devant sa bouteille. Et pour nous, c’est la même chose. Alors cesse de voir tous ces gens, ça ne peut pas t’aider de mariner dans un tel jus… D’autre part, Adrien t’épuise ? OK ! Si tu n’en peux plus, si ce… Debard ne te convient pas, on peut toujours placer Adrien ailleurs. Des cliniques privées, spécialisées pour ados déconnants, il en existe à la pelle et tu sais bien que ce n’est pas une question d’argent ! S’il faut casquer, je casque… On l’envoie à la campagne, à la mer ou à la montagne, et crois-moi, en quelques semaines, il remettra les pieds sur terre !
– Des « ados déconnants » ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? s’étrangla-t-elle. Il est malade… ma-la-de ! Et c’est ton fils !
Maxime haussa les épaules. Il n’était jamais vraiment parvenu à prendre la prétendue maladie d’Adrien au sérieux. Le look gothique, les histoires de Chimère, de vampires, tout ce folklore, à bien y réfléchir, lui paraissait un numéro de frime assez poussé. Rien de plus. La mise à mort de Nestor et Poupette ? Une provocation de plus. De quoi monter un petit cran au-dessus et foutre le bordel dans la famille. Objectif atteint, d’ailleurs. La preuve.
– C’est notre histoire, enfin… la mienne avec Élodie, qui le perturbe, reprit-il. D’un certain point de vue, je le comprends. Les filles, ça l’a toujours effrayé. Je parie qu’il est encore puceau, alors tu penses… On l’a élevé dans un nid bien trop confortable. Tiens, l’autre jour, sur je ne sais plus quelle chaîne, j’ai regardé une de ces émissions à la con, de la téléréalité… Une bande de petits merdeux, exactement comme le nôtre, figure-toi qu’ils signent une sorte de contrat moral avec une association qui les expédie au fin fond des Vosges. En pleine forêt. Ils dorment sous la tente, à la dure, ils coupent du bois, ils observent les animaux à la jumelle, mais le principal, c’est que pendant trois semaines ils sont totalement coupés de leur milieu habituel. Plus le droit de fumer un joint, ni d’écouter leur musique de tarés, le shit et les baladeurs sont confisqués dès le premier jour. Fouille à corps, ambiance militaro ! Et ça marche. Si on confiait Adrien à ces gens-là, je te parie tout ce que tu veux que ses histoires de vampires, ce serait réglé ! La pédagogie du coup de pied dans le cul, parfois, c’est efficace !
Viviane hocha la tête, anéantie. Maxime vida son verre et consulta sa montre.
– Je t’en supplie, écoute-moi encore, l’implora Viviane.
– Non, on ne va pas recommencer ! Cette conversation, je la connais par cœur ! C’est toi qui vas écouter ! Dans trois mois, j’aurai cinquante-quatre ans. Et toi, petite veinarde, seulement quarante-quatre ! J’ai bossé tant et plus, toujours le nez dans le guidon, j’ai pas arrêté. Il me reste quoi à espérer ? Dix ans de vie à peu près satisfaisante ? Après…
Il laissa sa phrase en suspens. Viviane tenta de lui prendre la main, en vain. Il alluma une autre cigarette et dispersa les premières volutes de fumée en agitant les doigts.
– Bon, j’espère que tu comprends, reprit-il. Je refuse qu’Adrien me pourrisse l’existence, point barre. Tu peux juger que c’est égoïste, me considérer comme le dernier des salauds, ça ne changera rien. Si Adrien veut venir me voir, il est libre ; il a mon adresse. Pour le reste, c’est toi qui décides.
Il se leva, esquissa une caresse sur la joue de Viviane, qui déposa un baiser dans sa paume, puis se dirigea vers la sortie. Dès qu’il eut disparu, elle s’essuya la bouche, mortifiée de n’avoir pu résister à cette pulsion servile.
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1) Plans superficiels, régions sus-aponévrotiques et lame superficielle du fascia cervical.
2) Plan musculo-aponévrotique infra-hyoïdien et lame prétrachéale du fascia cervical.
3) Couche cellulo-adipeuse et ganglionnaire sous-aponévrotique, corps thyroïde, plan veineux.
4) Conduit pharyngo-œsophagien, artères carotides commune et externe, nerfs IX, X, XII et laryngé récurrent.
5) Tronc sympathique cervical, vaisseaux subclaviers, artère thyroïdienne inférieure.
Adrien Rochas ne désarmait pas. Petit à petit, à force de répéter, de ressasser, ça finissait par lui rentrer dans le crâne. Pas facile, mais ça valait le coup de se donner du mal.
Pharynx et œsophage en arrière sont recouverts par la gaine viscérale.
Elle contient aussi les nerfs laryngés récurrents et les ganglions qui les accompagnent : à droite, le nerf laryngé récurrent longe le bord de l’œsophage, dans l’angle que celui-ci forme avec la trachée. À gauche, il monte sur la partie latérale de la face antérieure de l’œsophage qui déborde la trachée à gauche. Il rencontre au pôle inférieur de la thyroïde l’artère thyroïdienne inférieure et passe le plus souvent entre ses branches terminales ou derrière elles. Sur toute la hauteur du corps thyroïde, le paquet vasculo-nerveux est en grande partie caché derrière le lobe latéral de la glande.
Sa mère était sortie totalement sonnée du rendez-vous avec le psy. À ramasser à la petite cuiller. Rétamée. Bien fait pour sa gueule ! Il était assuré d’avoir la paix pour au moins six semaines. Elle ne pensait même plus à lui faire avaler ses neuroleptiques. De toute façon, les cachets de Largactil, il les planquait sous sa langue avant d’aller les recracher dans les toilettes. Il se sentait soulagé. Terminées, les conneries. La vioque passait tout son temps à chialer devant sa télé et à s’empiffrer de gâteaux au chocolat avec une couche de crème Chantilly par-dessus. À ce train-là, elle ne tarderait pas à faire exploser ses gros nichons et son cul bourré de cellulite…
Ce qui l’inquiétait, c’est que les Êtres Impurs étaient revenus. Certains ricanaient des heures durant, cachés sous son lit. La Chimère, elle, rôdait dans le jardin. Il l’entendait gratter contre les volets de sa chambre dès la nuit tombée. Tôt ou tard, fatalement, elle s’enhardirait et tenterait d’entrer en forçant le passage. Elle était dotée de pouvoirs surnaturels. Si elle trouvait le moindre interstice par où se faufiler, elle s’immiscerait dans la chambre. Il avait déniché un rouleau de Rubafix et avait soigneusement obturé tout le pourtour de la fenêtre. Sage précaution, mais le sang qui coulait sans cesse de la vulve de la Chimère recélait des sucs qui devaient pouvoir dissoudre le Rubafix. Il convenait de se préparer à se défendre de façon plus conséquente. L’appentis où étaient rangés les outils de jardinage, c’était de ce côté-là qu’il fallait chercher la solution. Aux grands maux les grands remèdes. Il savait où se trouvaient les clés de l’appentis. Le hic, c’est qu’il ne pourrait s’y rendre que la prochaine nuit de pleine lune, soit le 18 septembre, le seul soir où les pouvoirs maléfiques de la Chimère seraient suspendus, annihilés par les Forces Supérieures…